EPILOGUE
1
Lorsque Richard Barthélémy pénétra dans la petite baraque de Charles Dietrich, le poète était absent et le policier poussa un juron bien senti : son enquête était terminée et, se préparant à quitter Pigalle, il aurait bien aimé revoir une dernière fois le vieil homme. Celui-ci était probablement en train de travailler et Barthélémy se dit qu’il le trouverait au Bar du plaisir, occupé à balayer un sol fangeux qui n’en valait certes pas la peine…
Le commissaire allait ressortir lorsqu’il aperçut Tim, le chat tigré, profondément endormi au creux du lit. Encore un animal qui ne lui avait jamais communiqué de sympathie, bien au contraire. Pourtant Barthélémy n’aurait pas demandé mieux que de faire la paix avec les bêtes : il se sentait parfois pris d’une tendresse irrépressible pour la gent animale – lorsqu’il regardait une photo particulièrement réussie d’un chaton ou de jeunes chiots – mais, dès qu’il s’aventurait près de la bête en chair et en os, l’illusion disparaissait pour faire place à une franche hostilité.
Il s’approcha lentement du lit. Tim ne semblait pas s’être rendu compte de sa présence et ne bougeait toujours pas. Songeant que peut-être – cette fois – le chat l’accepterait, Barthélémy avança une main timide et la posa sur le pelage un peu sale du félin.
Instantanément Tim fut sur ses pattes et, crachant une menace sans équivoque, laissa l’empreinte sanglante de ses crocs sur la main du policier.
— Sale bête ! cria celui-ci.
Il esquissa un geste pour frapper le chat, mais l’animal avait déjà bandé ses muscles, prêt à bondir.
— Non ! hurla Barthélémy, tentant de se protéger la face, de l’avant-bras.
Les griffes de Tim s’enfoncèrent profondément dans ses joues et son cuir chevelu, de longues et puissantes griffes, effilées comme des épingles…
2
Charles Dietrich frappa doucement à la porte de la chambre et une voix féminine lui répondit d’entrer. Assise sur le bord du lit, près d’une valise ouverte, la jeune femme rousse le regardait avec étonnement.
— Vous êtes Tara ? demanda-t-il en souriant. (Comme elle acquiesçait il enchaîna :) Je sais que cela doit vous surprendre de voir quelqu’un vous connaissant, mais nous avons des amis communs…
— Mais…, protesta-t-elle, la seule personne sachant que je suis ici…
— Les seules personnes, corrigea Dietrich, sont John Wayne et Blanche-Neige, tous deux exécuteurs de leur état. Vous connaissez John Wayne et il se trouve que je connais Blanche-Neige. C’est aussi simple que cela… Je suis venu voir si vous n’aviez besoin de rien…
Tara sembla se détendre un peu et rendit son sourire au vieil homme.
— Non, je vous remercie. J’ai tout ce qu’il me faut. Je ne pense pas rester ici très longtemps, vous savez…
— Comme vous voulez, dit Dietrich. De toute façon je travaille ici. Si vous désirez quoi que ce soit, n’hésitez pas…
— Moi, j’ai besoin de toi, « poète » ! fit une voix haut-perchée avant que la jeune femme n’ait eu le temps de répondre.
— Adolf Hitler ! murmura Dietrich en reconnaissant le nouveau venu. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— On m’a chargé de descendre ce cher John Wayne, dit le petit exécuteur avec un sourire écœurant, mais il n’est guère combatif en ce moment. J’ai pensé qu’abîmer un peu sa fiancée lui redonnerait du cœur au ventre. Quant à toi, « poète » : lorsqu’il viendra ici tu lui diras que je suis prêt à me battre avec lui et que je l’attendrai près du théâtre du Châtelet ; il sait où c’est. Tu n’oublieras pas ? Le théâtre du Châtelet.
— Qui te dit que j’attendrai ici ? coupa Dietrich.
— Tu n’as pas le choix, « poète », dit Adolf Hitler en pointant sur le vieil homme le canon de son lance-flammes. Il y eut un long éclair orangé qui saisit Dietrich à la hauteur des jambes, le faisant tomber à terre en hurlant. Ses vêtements et sa peau étaient en feu, dégageant une dégoûtante odeur de chair carbonisée.
— Les flammes s’éteindront d’elles-mêmes, « poète », fit Adolf Hitler, mais je crains que tu ne sois obligé d’attendre l’arrivée de notre ami John Wayne pour sortir de cette chambre.
Le petit exécuteur se retourna vers Tara qui, totalement paralysée par la frayeur et le dégoût, n’osait pas bouger un membre.
— À nous deux, ma belle…, dit-il.
— Mais d’une vie flétrie mourut la poésie…, s’exclama la seconde bouche de Dietrich avant de se taire définitivement, tandis que les hurlements de Tara se mêlaient à ceux du vieil homme…
3
Gilbert était allongé, les bras en croix, sur les marches du perron ; une petite étoile rouge s’épanouissait sur sa poitrine et, à première vue, il avait passé ses derniers instants à tenter d’accomplir la tâche pour laquelle on le payait : protéger Guernot. Si on en jugeait par les quelques cadavres jonchant le sol caillouteux du parc, il n’avait d’ailleurs pas volé son fric. Tout cela ressemblait de façon frappante à un règlement de compte…
Lorsque Marc arriva à la villa de Romain Guernot, la fusillade avait déjà cessé mais il en avait perçu en chemin les derniers éclats et ce fut courbé en deux qu’il gravit le perron de marbre.
Rasant le mur, il s’approcha de la porte grande ouverte de la bibliothèque, d’où lui parvenaient des bruits de voix feutrés, et risqua un rapide coup d’œil à l’intérieur de la pièce, avant de se remettre à couvert. Il retint un sourire : un règlement de compte ? Oui, tout juste…
Il n’y avait que deux personnes dans la bibliothèque : Romain Guernot, acculé près de la fenêtre, dans son fauteuil roulant et face à lui, tournant le dos à la porte, Jacques Lavina – le dernier gros bonnet survivant de la bande de Lescarre – menaçant le vieux truand d’un petit automatique chromé.
— Je crois que vous avez perdu la partie, Guernot, dit Lavina au moment où Marc entrait dans la pièce, prenant garde à étouffer le bruit de ses pas. Je vais peut-être pouvoir rassembler quelques hommes et recommencer à zéro, mais vous, vous êtes fini…
— Allez vous faire foutre ! répliqua Guernot.
La voix de l’infirme ne contenait pas la plus petite part d’émotion et on eût dit que mourir ou rester en vie était véritablement le moindre de ses soucis.
— À votre guise ! dit Lavina en dégageant le cran de sûreté de son arme.
Au même instant, Marc bondit sur lui et saisit son bras armé. Le poignet du truand frappa violemment le rebord d’une table de chêne et il lâcha son revolver. Sans lui laisser le temps de se reprendre, Marc lui envoya son poing au plexus solaire et tandis qu’il se pliait en deux, laissant échapper un cri de douleur, lui assena de toutes ses forces un coup de genou à la base du menton.
Lavina s’effondra sur le tapis et ne bougea plus : out !
— Vous en ferez ce que vous voudrez dès qu’il se réveillera, dit Marc.
Guernot le regarda avec étonnement.
— Je ne sais pas pourquoi vous avez fait cela, mais je vous en remercie : je n’aurais pas voulu mourir avant d’avoir vu votre cadavre…
— C’est pour cela que je suis venu, dit doucement Marc en ramassant l’automatique de Lavina et en le tendant au vieux truand. Allez-y, tuez-moi…
— Vous êtes devenu fou ou quoi ? fit Guernot, interloqué.
— Je le crois, murmura l’ex-exécuteur, mais que cela ne vous empêche pas de tirer si vous en avez envie…
D’une main tremblante, Guernot braqua le revolver sur la poitrine de Marc, prêt à appuyer sur la détente.
— J’aimerais tout de même comprendre, dit-il.
— Je laisse tomber le métier. Avant je paye mes dettes, c’est tout. Je vous dois la vie de Gisèle ; je vous offre la mienne en échange. Allez-y, prenez-la…
À l’énoncé du nom de sa fille, le vieux truand sursauta et son doigt se crispa sur la détente. Son visage ridé paraissait avoir cent ans.
— Allez-vous-en ! dit-il finalement, en jetant le revolver. Je croyais vous haïr, mais ce n’est pas vrai. En fait, je ne vous comprends pas et je ne tue pas les gens que je ne comprends pas…
Pendant quelques secondes, Marc ne bougea pas, soutenant le regard interrogateur de Guernot, puis il tourna les talons.
— Vous avez eu votre chance ! dit-il. Adieu !
4
La silhouette noire de Blanche-Neige l’attendait dans le parc.
Debout face à la porte, jambes fermement plantées sur le sol, la jeune femme déroula lentement sa lanière d’acier, la saisit par les deux extrémités, comme une corde à sauter, et regarda Marc.
— Cette fois-ci c’est la fin, hein ? fit celui-ci en souriant.
Blanche-Neige acquiesça.
— Je te l’avais dit, fit-elle. Mais maintenant je ne pense pas que tu regrettes grand-chose sur cette terre…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tara est morte ! dit doucement Blanche-Neige, et c’est d’ailleurs un peu ma faute. Tu comprends : quand je lui en ai parlé, je ne pouvais pas savoir qu’Adolf Hitler déciderait de s’en prendre à elle…
— Le petit salopard…, murmura Marc.
— Il voulait te rendre fou furieux, expliqua l’exécutrice, mais il a commis deux erreurs : croire que je lui pardonnerais de s’être servi de moi pour arriver à ses fins et s’en prendre à un de mes amis.
— Le vieil homme ?
Blanche-Neige hocha la tête.
— Il l’a fait mourir à petit feu. Le dernier poète du monde moderne… Alors j’ai décidé de te faire un dernier cadeau, John Wayne : tu n’auras pas à délier ton serment de ne plus tuer ; en ce moment le cadavre d’Adolf Hitler flotte sur la Seine. En deux morceaux, quelque part entre le pont Saint-Michel et Notre-Dame…
Le visage de Marc s’éclaira d’une parodie de sourire.
— C’est bien, dit-il. Maintenant finis-en, vite !
Sans un mot, Blanche-Neige lança sa lanière, d’un simple mouvement du poignet ; en sentant la matière tranchante pénétrer sa nuque, Marc se souvint brusquement qu’il était devenu exécuteur pour éviter d’avoir la tête tranchée…
5
— Aidez-moi ! hurlait le commissaire Richard Barthélémy en traversant Pigalle, les mains pressées sur son visage lacéré. Aidez-moi, je suis aveugle !!!
FIN